Rêvé pour l'hiver
L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux
Tu fermeras l'œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.
Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou...
Et tu me diras : " Cherche ! " en inclinant la tête,
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
- Qui voyage beaucoup...
Arthur Rimbaud, Poésies, 1868-1870
« Avec toi »
j’ai tant cherché à m’étourdir
à t’oublier, à m’éblouir
j’ai tant de fois changé de nom
brouillé les pistes coupé les ponts
j’ai tant aimé perdre le fil
partir en mer quitter les îles
j’ai tant aimé perdre le nord
j’ai tant rêvé d’aimer encore
mais je veux maintenant
perdre en tenant ta main mon temps
je veux prenant ta main maintenant
perdre mon temps avec toi
j’ai tant brûlé tant de vaisseaux
tant fait courir tant de chevaux
j’ai tant aimé partir, jouer, semer,
fumer, penser, voler avec toi
j’ai tant aimé perdre le fil,
partir en mer, quitter les îles
j’ai tant aimé perdre le nord
j’ai tant rêvé d'aimer encore
mais je veux maintenant
perdre en tenant ta main mon temps
je veux prenant ta main maintenant
perdre mon temps avec toi
j’ai tant brûlé tant de vaisseaux
tant fait courir tant de chevaux
j’ai tant de fois changé de nom
brouillé les pistes, coupé les ponts avec toi
j’ai tant aimé perdre le fil
partir en mer, quitter les îles
j’ai tant aimé tout oublier,
tout disperser, tout effacer
mais je veux maintenant
perdre en tenant ta main mon temps
je veux prenant ta main maintenant
perdre mon temps avec toi.
Rodolphe Burger & Fred Poulet
Il n'est pas un instant
Il n'est pas un instant où près de toi couchée
Dans la tombe ouverte d'un lit,
Je n'évoque le jour où ton âme arrachée
Livrera ton corps à l'oubli. [...]
Quand ma main sur ton cœur pieusement écoute
S'apaiser le feu du combat,
Et que ton sang reprend paisiblement sa route,
Et que tu respires plus bas,
Quand, lassés de l'immense et mouvante folie
Qui rend les esprits dévorants,
Nous gisons, rapprochés par la langueur qui lie
Le veilleur las et le mourant,
Je songe qu'il serait juste, propice et tendre
D'expirer dans ce calme instant
Où, soi-même, on ne peut rien sentir, rien entendre
Que la paix de son cœur content.
Ainsi l'on nous mettrait ensemble dans la terre,
Où, seule, j'eus si peur d'aller ;
La tombe me serait un moins sombre mystère
Que vivre seule et t'appeler.
Et je me réjouirais d'être un repas funèbre
Et d'héberger la mort qui se nourrit de nous,
Si je sentais encor, dans ce lit des ténèbres,
L'emmêlement de nos genoux...
Anna de Noailles, Poèmes de l'amour, 1924
Ainsi tu vieilliras...
Ainsi tu vieilliras loin de moi, et des peines
Que je ne saurai pas te viendront à pas lents,
Je ne scruterai pas les ombres de tes veines,
Je ne compterai pas tes premiers cheveux blancs.
Au foyer inconnu dans un fauteuil antique,
Près d'un jeune miroir tu t'assiéras, songeant,
Et parmi la douceur des ombres domestiques,
Tu seras grave et douce avec des mains d'argent.
Peut-être avec regret en te voyant moins belle,
Te rappelleras-tu ta grâce et ton éclat ?
Pour t'expliquer l'attrait de ta beauté nouvelle
Et pour te consoler je ne serai pas là.
Je ne connaîtrai pas les meubles et les choses,
Quels livres préférés seront alors les tiens.
Tu chanteras des vers, tu toucheras des roses,
Et des vers et des fleurs, moi je ne saurai rien.
Je ne percerai pas le mystère des chambres
Où tu vivras. L'oubli gardera ta maison.
Et quand l'âge à la fin te glacera les membres
Un autre pour la mort sera ton compagnon...
Maurice Magne, Les Belles de nuit (éd. Fasquelle, 1913)